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L'Emir Youssof / Zaher - Pacha - Djazzar

 

 
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L'Emir Youssof / Zaher - Pacha - Djazzar
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L'Emir Youssof (Une Histoire du Liban à l'époque des Emirs 1635 - 1841 par Michel Chebli)

I


Dans la première période de son gouvernorat de 1763 à 1770, le jeune Youssof, fils de Melhem, dut se contenter du gouvernement de la région de Djebeil et de ses dépendances, tandis que son oncle Mansour conservait celui des régions du sud, avec Deir-el-Qamar comme capitale.

Mais à dater de l'abdication de Mansour en sa faveur, devant l'Assemblée de Barouk en 1770, Youssof, toujours sous l'égide de l'actif et perspicace Saad el-Khoury, va gouverner toute la Montagne pendant une période de 20 années encore.

Nous pouvons diviser cette seconde période du gouvernement de Youssof en deux parties d'inégale durée. La première, de 1770 à 1775, est remplie par les événements suscités par Zaher Omar, le seigneur d'Acre, et leur incidence profonde sur l'histoire du Liban. La seconde partie, allant de 1775 à 1790, est dominée par la lutte que Youssof se vit obligé de soutenir contre Djazzar, le nouveau seigneur d'Acre, lutte dans laquelle l'Emir libanais succombera en payant son échec de sa propre vie.

Et, d'abord, qui était Zaher ou Daher, dit aussi le Cheikh Zaher el-Omar?

Nous savons que Zaher appartenait à la famille palestinienne de Benou Zaidan, du parti qaissite, et que son père Omar fut nommé pour cette raison par Bachir Ier, le premier Emir chéhabite du Liban, gouverneur de la région de Safad en 1698. Zaher succéda à son père en 1735 et parvint à se faire tailler, aux dépens de la Porte, une principauté avec Acre comme capitale. Il gouverna pendant 40 ans environ.

Il fut facile à Zaher de réaliser ses ambitions, car il était un homme remarquable, juste et tolérant, pouvant facilement être comparé à un Fakhreddine.

Après avoir vidé toute la région de Tibériade de la présence des Ottomans, Zaher s'empara de la ville d'Acre, son débouché sur la mer.

"Cette ville n'était alors ''qu'un vaste monceau de ruines, couvertes en partie par le sable, ses belles murailles doubles si fortes, si épaisses et si bien cimentées ont été renversées. On ne voit plus (au XVIIe siècle) que quelques restes de ses fortes tours et de ses remparts qui étaient si épais et si larges… Comme ils craignaient que les chrétiens ne fissent des efforts pour reprendre la ville, les musulmans crurent que le moyen de leur en ôter la pensée était de la ruiner". Zaher en releva les fortifications."

Pour s'emparer d'Acre, il avait invoqué auprès de la Porte la nécessité de défendre la place contre les incursions des chevaliers de Malte. Mais ce ne fut qu'un prétexte puisque sous Zaher "les corsaires maltais qui infestaient les côtes de Syrie étaient reçus dans la rade d'Acre sous le mensonge d'un pavillon neutre".

L'un de ses contemporains, Michel Sabbagh, nous a laissé une biographie intéressante de Zaher. Au physique, dit son biographe, il était maigre, de taille moyenne, le teint blanchâtre, les yeux ouverts, les lèvres minces et la barbe noire et clairsemée. Il était clément et généreux, mais vindicatif.
"Il aimait beaucoup les femmes, dit Volney, mais en même temps, il était si jaloux de la décence des mœurs qu'il avait décerné la peine de mort contre toute personne surprise en délit de galanterie et contre quiconque insulterait une femme".

Sabbagh rapporte certains faits qui illustrent la bonne administration de Zaher. Ainsi, Zaher s'intéressait à la prospérité de ses administrés, accordait facilement des prêts sans intérêt aux commerçants et fournissait gratuitement des semences aux cultivateurs. Il sévissait contre la corruption des fonctionnaires, cette plaie toujours ouverte en Orient. Il tenait à faire régner l'ordre et la sécurité sur ses territoires et quand un jour, pour éprouver l'honnêteté de ses sujets, il envoya une belle femme parée de ses bijoux parcourir seule le pays, il fit pendre à l'entrée de la ville les deux malandrins, un bédouin et un barbaresque, qui ont osé l'inquiéter.

Volney rapporte sur la bonne administration de Zaher que:

"les cultivateurs musulmans et chrétiens se refugièrent en foule chez Daher, ou ils trouvaient la tolérance religieuse et civile… Pour la première fois, (sous Daher), le désert vit ses habitants porter des culottes. L'opinion de sa justice avait établi dans ses états une sécurité inconnue en Turquie, elle n'était point troublée par la diversité des religions, il avait pour cet article la tolérance ou si l'on veut l'indifférence des Bedouins…

"Dans les affaires militaires, personne n'avait plus de courage, d'activité, de sang-froid, de ressources. Dans les affaires politiques, sa franchise n'était pas altérée même par son ambition. Il n'aimait que les moyens hardis et découverts; il préférait les dangers des combats aux ruses des intrigues".

Zaher s'était entouré de collaborateurs chrétiens de rite grec catholique notamment. Son premier chancelier était, en 1739, Youssof Qassis à qui il confia toutes ses affaires. Apres la disgrâce de celui-ci, il le remplaça par le fameux Ibrahim Sabbagh qu'il entraina dans sa chute.

Son biographe raconte que Zaher avait obtenu de la Sainte Vierge son premier succès militaire. Allant un jour combattre des rebelles à Naplouse, il s'arrêta devant le sanctuaire de la Vierge à Nazareth. Là il prit une poignée de terre dont il couvrit son front et s'adressa à la Vierge en ces termes: "O Vierge Mariam, j'implore votre secours après celui de Dieu. Si vous me donnez la victoire, je n'oublierai jamais ce bienfait et l'huile de la lampe de votre autel sera assurée par moi, votre serviteur."
Zaher triompha de ses ennemis et exécuta fidèlement son vœu sa vie durant.

Zaher avait formé une armée de mercenaires, la plupart barbaresques. Il leur choisit comme chef le Mograbin Ahmed Denkezli, ancien bûcheron qu'il engagea un jour au cours d'une conversation:

- Veux-tu entrer dans mon service, demanda Zaher, au bûcheron?
- Qui est-ce qui refuse la grandeur, répondit l'autre.
- Sais-tu ce que j'exige de toi?
- Oui, la fidélité. Comme témoins, je prends Dieu et son prophète; et comme arbitre votre épée.

Denkezli, le mercenaire, contribuera par sa trahison à la perte définitive de son maître.

Les premiers émirs Chéhab du Liban n'ont pas pris ombrage du succès de Zaher, fils de leur ancien vassal, et appartenant au même parti qaissite. Ils ont même toléré une sorte d'annexion qu'il s'était ménagée des Métoualis du sud.

Mais la Porte et le pacha de Damas, Osman, ne voyaient naturellement pas d'un bon œil l'extension du prestige de Zaher. Le danger devint pour eux plus menaçant encore quand le Cheikh d'Acre tendit la main à Ali bey, le Cheikh el-Balad du Caire ou le chef des mamelouks d'Egypte.

Celui-ci "venait de se déclarer indépendant, et de faire battre monnaie en son nom (1768). Pour la première fois depuis 1517, les mamelouks essayaient de ressaisir le pouvoir en Egypte. Ali Bey, non content d'avoir expulsé le représentant de la Porte, songea à se rendre populaire en Egypte en y ramenant le califat. Il commença donc par occuper le Hedjaz. Conformément à la tradition de tous les pouvoirs installés dans la vallée du Nil, il méditait de s'assurer de la Syrie lorsqu'il reçut des ouvertures du Cheikh Zaher, lui proposant une action commune contre Osman, le pacha de Damas".

L'accord entre Zaher et Ali bey fut conclu par l'entremise d'un grec melkite, Michel Jamal, qui jouissait en Egypte d'une haute situation puisqu'il était "Chef des bureaux et fermier général des douanes". Il y fut aidé par son coreligionnaire, Michel Fakhr, riche commerçant de Damiette.

II

Ali bey confia à son lieutenant, Mohamad Aboul-Zahab, la conquête de la syrie. Zaher, à la tête de ses hommes, accueillit à Jaffa, à bras ouverts, l'envahisseur pour marcher à ses côtés sur Damas. Au premier choc, l'armée ottomane fut écrasée à Daraya aux portes de Damas et le pacha Osman s'enfuit à Homs. Aboul-Zahab fit son entrée triomphale dans la ville conquise.

Nous avons vu plus haut comment l'Emir Mansour, ami de Zaher, manifesta sa sympathie pour le chef mamelouk, et comment par contre son neveu Youssof, alors à Djebeil, se rangea du côté du pacha de Damas, tout en évitant habilement de se jeter dans la mêlée.

Youssof, tout en répondant favorablement à l'appel d'Osman pacha, usa de lenteur dans ses mouvements de sorte qu'il n'arrivât avec ses hommes à Damas qu'après le départ d'Aboul-Zahab. Celui-ci en effet, après 15 jours d'occupation, avait été soudoyé par les agents de la Porte et avait quitté Damas. Il rentra en Egypte pour agir pour son propre compte contre son maitre Ali bey. Il devait réussir ainsi à le renverser et à lui succéder.

Youssof qui arriva tardivement à Damas y fit néanmoins "une entrée triomphale. Ses hommes manifestaient peu d'égards pour la population et pénétraient librement dans la Grande Mosquée sans se déchausser".

Rentré au Liban, après cet exploit d'ailleurs purement politique, il vit son oncle Mansour abdiquer bénévolement en sa faveur devant l'Assemblée populaire du Barouk, comme il a été dit plus haut.

Ali bey d'Egypte, renversé par Aboul-Zahab et trahi par ses principaux lieutenants, se refugia avec les débris de ses partisans auprès de son allié Zaher à Acre. C'était en 1772.

Quant à Osman pacha, soulagé par le départ d'Aboul-Zahab et enhardi par les renforts, au nombre dit-on de 40.000 hommes reçus des pachaliks voisins, il tourna ses armes contre le rebelle Zaher. Celui-ci lui résista avec succès. Il repoussa toutes les attaques et enregistra plusieurs victoires à Haoulé et a Nabatiyé, mais surtout dans la plaine de Ghaziyé au sud de Saida. Cette dernière victoire fut due en grande partie à l'action de l'escadre russe.

L'on se demande comment l'escadre russe intervenait alors en Orient, allant même jusqu'à débarquer des détachements et occuper Beyrouth?

C'est que la Porte, en décadence continue, - le sultan d'alors Abdel-Hamid Ier "était plongé dans les voluptés du Sérail, avec un harem de 500 femmes…" - la Porte, disons-nous, était en guerre avec sa puissante voisine du nord et se trouvait surtout démunie d'alliés pour la couvrir de la menace russe. Elle se trouvait en face d'une "Autriche plus hautaine, d'une Pologne plus mobile et d'une Russie plus menaçante. La France ne lui présentait plus l'appui qu'elle avait trouvé jusque-là dans cette nation." C'est à peine si son ambassadeur, M. de Saint-Priest, permit à deux aventuriers, le comte de Bonneval devenu pacha et le baron de Tott, qu'il "pouvait désavouer selon les circonstances", de se mettre au service de la Porte pour relever les fortifications en Crimée et aux Dardanelles.

De leur côté, les Anglais ne cachaient pas leurs sentiments favorables aux Russes. On vit également le prince allemand de Nassau, et même un corsaire américain, le fameux Paul Jones, entrer au service de la Russie dans sa guerre contre les Ottomans.

En septembre 1769, une première escadre russe de sept vaisseaux de ligne, de quatre frégates et de nombreux navires de transport sortait de Cronstadt et gagnait la Méditerranée. Un vieux marin, l'amiral Spiridof, la commandait ayant pour conseiller le contre-animal anglais Greig. Elle fut suivie d'une seconde expédition navale de dix vaisseaux, commandée par l'Ecossais Elphinston. Toutes ces forces entrèrent en Méditerranée contre la Turquie. Nous savons qu'après la destruction de la flotte turque a Chio en 1770, les Russes n'ont pas osé forcer les Dardanelles et occuper Constantinople, nonobstant l'insistance et les conseils pressants de l'Anglais Elphinston. Celui-ci alla s'en plaindre à Petersburg.

Le nouvel amiral Orlof, qui avait pris le commandement de la flotte, s'abstint encore de forcer les Détroits et "alla croiser dans les eaux de la Méditerranée Orientale prêt à soutenir les ennemis de la Porte".

Or, Zaher et son hôte Aly bey étaient bien alors les principaux ennemis déclarés de la Porte; ils pouvaient prétendre à l'appui d'Orlof.
La bataille de Ghazié au sud de Saida s'est livrée entre Zaher et les troupes ottomanes. Les Libanais de Youssof y participèrent aux côtés des Ottomans, malgré les sages conseils de Mansour et l'avis du Cheikh Ali Djomblat.

Volney estime les forces engagées dans la bataille à 30.000 hommes du côté des Ottomans et des Libanais dont 10.000 cavaliers. Du côté de Zaher, on comptait 6.000 Métoualis, 1.000 Barbaresques et les 800 Mameluks d'Ali bey. Il faut ajouter de ce côté les vaisseaux russes que Zaher engagea "à seconder par mer ses opérations".

Volney nous a laissé du combat une description pittoresque:

"L'armée de Zaher se reposait sur les frégates et sur les bateaux russes qui avançaient parallèlement à l'armée en suivant le rivage… L'affaire s'engagea par les frégates russes. A peine eurent-elles tiré quelques bordées sur les Oqqals (chefs religieux druzes), qui étaient à pied sur le rivage dans les haies des nopals, qu'ils évacuèrent leur poste en déroute… En moins d'une heure la plaine fut nettoyée."

Ce fut un véritable désastre, nous dit Haidar, et les Libanais laissèrent sur le terrain plus de 1.500 cadavres. Exaspérés par cette défaite qu'ils attribuaient aux Ottomans, et la défaite suscitant toujours le pillage, ils se retournèrent contre les Ottomans en déroute, fait qui indigna leur général Dali-Kali.

Quant à la flotte russe, elle alla peu de jours après bombarder la ville de Beyrouth. Elle y débarqua des détachements qui pillèrent la ville évacuée par les Chéhab et détruisirent une partie de ses fortifications.

"C'est pour punir les Libanais que les frégates russes allèrent canonner Beyrouth ou elles firent une descente et brulèrent 300 maisons". Les Russes ne se retirèrent à Acre qu'après le paiement par Youssof de quinze bourses, dit Haidar.

Beyrouth était momentanément perdu pour Youssof, car la Porte, sans égards pour lui, envoya le fameux Ahmed Djazzar à la tete de ses barbaresques tenir garnison dans la cité. Youssof aurait toléré cette garnison pour "être désagréable" à son oncle Mansour, l'ami de Zaher .

Mais tous ces événements étaient loin d'ébranler ou d'entamer le prestige et l'autorité de Youssof dans le pays. La défaite de Ghazié, c'est la Porte qui l'avait subie. Et si les Métoualis du nord avaient cru alors pouvoir impunément troubler l'ordre, Saad el-Khoury s'était chargé de les rappeler à la raison dans le sanglant engagement de Calamoun ou ils laissèrent une centaine de cadavres.

En outre, Youssof n'était point l'adversaire de Zaher. Leurs intérêts étaient plutôt les mêmes en face d'un ennemi commun. Aussi, en esprit réaliste et se rendant aux bons conseils de son oncle Mansour, qui les lui prodiguait par solidarité familiale, Youssof ne tarda pas à conclure avec Zaher à Ras-el-Ain, prés de Tyr, "une alliance offensive et défensive".

Cette alliance, Youssof va la faire jouer aussitôt contre Djazzar qui tenait Beyrouth. Ainsi, venant camper avec ses hommes sur les hauteurs voisines de Baabda, il somma Djazzar d'évacuer la ville. Au cours d'une entrevue sur la colline de Moussaytebé, Djazzar simula la soumission et demanda un délai de 40 jours pour procéder à l'évacuation. Or, c'était un délai pour mieux préparer la résistance. En effet, l'hypocrite Djazzar se retrancha dans la ville, ferma ses portes à tout trafic avec la Montagne, se mit fébrilement, pour relever les fortifications, à détruire les résidences des Chéhab et les demeures des chrétiens sans omettre, pour vexer les Libanais, de transformer les églises en écuries; il déclarait ne relever que de lui-même.

C'est à ce moment, rapporte Haidar, que Djazzar fut l'objet d'un attentat manqué. Des coups de feu furent tirés sur lui dans la forêt des pins, mais il a échappé à ses agresseurs en ne gardant que la trace d'une blessure au cou. Cet attentat aurait été perpétré, disait-on, par Youssof, sur l'instigation d'Aboul-Zahab qui gardait un ressentiment personnel contre Djazzar, son ancien mamelouk du Caire.

Youssof fit appel à son allié d'Acre pour reprendre Beyrouth ou du moins pour en déloger Djazzar, fut-ce même pour le compte de Zaher… "que cette cité soit la proie du lion plutôt que du chien", lui aurait-il écrit. Et Zaher de s'empresser de répondre favorablement.

L'escadre russe n'était pas loin. Elle était mouillée (1773) dans les eaux de Chypre. Zaher envoya à l'amiral son émissaire, le moine polyglotte Simon Sabbagh, pour demander son intervention de nouveau à Beyrouth. Et c'est ainsi que l'escadre russe revint une seconde fois bombarder la ville, mais cette fois pour le compte de l'Emir libanais.

Le siège de la ville dura, d'après Haidar, quatre mois, et le bombardement russe intense continuait "nuit et jour de sorte que le monde croyait que les montagnes étaient ébranlées et le jour dernier arrivé".

La garnison, à court de munitions et menacée par la famine, demanda à se rendre, non à Youssof mais à Zaher qui dépêcha à cet effet son homme de confiance, Yacoub Saikali d'origine hellénique. Saikali remit la place à Youssof qui désarma la population citadine et l'imposa durement. Une garnison russe demeura dans la forteresse de la ville sur laquelle fut hissé le pavillon de la croix. Cette garnison ne devait s'embarquer qu'après paiement complet de la contribution promise par Youssof. Cette contribution était de 15 bourses par an, selon Monnayer, et de 300.000 piastres selon Haidar. Et c'est ainsi que les Chéhab revinrent dans leur seconde capitale.

L'alliance avec Zaher produisit encore ses effets dans la lutte entreprise par Youssof contre le pacha de Damas pour la défense de ses droits sur la plaine de la Beqaa. Youssof parvint ainsi à écarter les prétentions de son adversaires et à maintenir ses hommes dans la citadelle de Qab-Elias, sous les ordres de son frère Cid-Ahmed.

III

Zaher ne devait pas jouir longtemps de ses succès. Il allait les payer cher et l'heure de l'échéance fatale était proche. En effet, la politique de la Porte consistait en cas pareil de rébellion "à temporiser en suscitant contre le rebelle des voisins ou des parents, pour l'abattre et enrichir le sultan de ses dépouilles". Elle usa de cette politique contre Zaher.
Celui-ci, agé alors de 86 ans, se vit d'abord privé d'un appui précieux par le départ de la flotte russe, é la suite du traité de Kainarji, qui reconnut à la Russie la libre navigation en Méditerranée et dans la Mer Noire, ainsi que le droit de protection des sujets chrétiens de l'Empire.

Il subit egalement la perte de son allié d'Egypte, Ali bey. En effet, celui-ci, attiré perfidement en Egypte par Aboul-Zahab, périt dans une embuscade avec l'un des fils de Zaher.

C'est alors qu'Aboul-Zahab, débarrassé définitivement d'Ali bey et fort de son accord avec la porte, se présenta à la tête d'une forte armée invoquant contre Zaher le grief d'avoir donné l'hospitalité à Ali bey. Il s'empara de Jaffa et livra la ville au massacre, nonobstant la foi jurée.

Dans un mémoire politique à son gouvernement, Saint-Priest, ambassadeur de France à Constantinople, a relaté cet épisode tragique:

"Apres avoir traversé les déserts qui séparent l'Egypte de la Syrie, Aboul-Zahab, sans perdre de temps, vint mettre le siège devant Jaffa. La résistance fut longue; un neveu de Zaher s'y défendit bravement. Mais le feu de l'artillerie égyptienne, servie par les soins d'un officier anglais et deux Ragusois, vint à bout de la misérable fortification de Jaffa qui fut prise d'assaut. Les Egyptiens y firent un massacre abominable des habitants, la plupart chrétiens et qui n'avaient contribué en rien à la défense. Ce qu'il y eut de plus atroce fut que Aboul-Zahab fit encore de sang-froid couper la tête à 2.700 de ces infortunés. Des religieux espagnols de la famille de Terre-Sainte y furent malheureusement compris… Aboul-Zahab méditait la conquête de la Syrie entière, annonçant qu'il passerait les chrétiens au fil de l'épée".

Reprenant sa marche victorieuse sur Acre, l'Egyptien n'omit pas de détruire sur son chemin le couvent de Saint-Elie du Mont Carmel et de massacrer ses religieux. Un marabout musulman voisin, dit du Khodr, l'avait en vain conjuré de ne pas attenter à ce sanctuaire; ce brave marabout dans son indignation alla même jusqu'à refuser l'offrande que lui fit alors Aboul-Zahab.

Celui-ci mit le siège devant Acre, mais, au dixième jour, il fut atteint d'une forte fièvre. Dans son délire, il demandait qu'on éloignât de lui le spectre du vieux vindicatif qui l'obsédait. Il fut emporté par cette fièvre "et tout le monde à l'époque attribuait sa mort au crime commis sur le couvent du Carmel".

Le saint patron du Carmel avait puni, il est vrai, Aboul-Zahab, mais il a surtout par le fait même rendu service à Zaher qui s'est vu provisoirement débarrassé d'un ennemi redoutable.

Voici le jugement d'ensemble que Saint-Priest porte sur Aboul-Zahab:

"Aboul-Zahab fit servir la Porte à ses projets d'ambition, qui portaient comme ceux d'Ali bey, sur la réunion de la Syrie à l'Egypte. Il commença par exiger de la Porte le gouvernement de Saida et de Jaffa… Mais le cheikh Zaher, maître de ce littoral, n'était pas homme à céder. Tantôt brouillé, tantôt raccommode avec la Porte, il savait repousser les forces ottomanes ou corrompre les chefs… Les intentions des deux parties, Zaher et Aboul-Zahab, étaient trop éloignées pour permettre un rapprochement. Il fallut se préparer à la guerre: ce que Aboul-Zahab fit par terre et par mer. Il arracha à la Porte l'approbation de son entreprise et en obtint deux vaisseaux de ligne pour protéger ses convois. La porte se rendait ainsi l'instrument d'un homme qui marchait à la souveraineté. On assure qu'Aboul-Zahab ne manquait ni de courage ni d'intelligence militaire et ses succès invitent à le croire".

La disparition d'Aboul-Zahab avait soulagé non seulement Zaher, mais aussi tout le monde et surtout l'Emir Youssof. Celui-ci s'était en effet déclaré contre lui quatre ans auparavant, lors de sa premier campagne aboutissant à l'occupation de Damas. Il se trouvait donc, au début de cette seconde campagne d'Aboul-Zahab, dans une situation embarrassée: d'une part il était l'allié de Zaher et avait avec lui le même intérêt d'une défense commune contre un envahisseur dangereux; et d'autre part il redoutait le succès des armes de cet envahisseur conjuguées avec celles des Ottomans. Pour comble d'embarras, Youssof venait de perdre (en 1774) son oncle le sage Mansour dont les conseils en l'occurrence lui auraient été précieux.

Youssof opta donc, devant la menace, pour une politique d'opportunisme. Il envoyait à Aboul-Zahab son riche cadeau en chevaux de race quand il apprit sa mort survenue à propos, devant Acre. Le même cadeau en route fut destiné a Hassan pacha, l'amiral de la flotte ottomane.

Cet amiral, disait-on alors, "était le seul homme à soutenir l'Empire". Il avait pris en mains à la mort d'Aboul-Zahab la direction des opérations contre Zaher. Youssof avait d'autant plus besoin d'entrer en ses bonnes grâces qu'il venait d'apprendre la nomination à Saida de son ennemi implacable, Ahmed Djazzar. L'Emir n'avait donc échappé au danger que présentait pour lui Aboul-Zahab que pour se trouver en face d'un autre plus grave: le voisinage de Djazzar.

Hassan pacha resserra l'étau autour d'Acre tant par mer que par terre. Il devait compter surtout dans sa lutte contre Zaher sur la trahison qu'il s'était assurée de ses deux principaux lieutenants: son propre fils Osman et son chef des mercenaires, Denkizli. Ce dernier rendit au pacha le grand service d'ordonner à l'artillerie de Zaher de rester muette.

Le vieux Zaher, se rendant compte de la situation, prit le parti d'échapper au siège pour aller se retrancher dans la montagne voisine. Il avait réussi à sortir de la place assiégée, mais, en cours de route, s'étant aperçu de l'absence de sa jeune courtisane préférée, il rebroussa chemin pour la rejoindre parmi les retardataires. Il essayait, nonobstant sa vieillesse, de l'emporter en croupe sur son cheval quand il fut rejoint à son tour par Denkizli qui l'abattit d'un coup de pistolet. Zaher expira en répétant ces mots: "Mon Dieu je vous remercie puisque je meurs en défendant mon honneur…" N'avait-il donc ce vieux chef de 86 ans d'autre cause plus belle que sa jeune courtisane à quoi vouer sa pensée suprême? Acre fut occupée le 16 aout 1775. Ce fut la fin tragique d'un homme digne d'un meilleur sort.

Denkizli, le traître, l'ancien bucheron qui devait sa fortune à Zaher, reçut des Ottomans la récompense méritée: le capodan de la flotte l'étrangla et jeta son cadavre à la mer. "Les turcs aiment la trahison, dit Volney, mais punissent toujours les traitres."
L'amiral sévit également avec autant de rigueur contre les collaborateurs de Zaher. Ibrahim Sabbag emmené à Constantinople finit ses jours pendu au mât d'un navire de la flotte. Sa famille s'était refugiée au Liban, dans un couvent grec-catholique.

Quant aux sept fils de Zaher (qui n'avait que des garçons) ils étaient notoirement indignes et dégénérés; ils furent exécutés ou dispersés. L'un d'eux, Abbas, allait se mettre, vingt-cinq ans après ces événements avec les Métoualis de la région, au service de Bonaparte qui lui avait promis, dit-on, la succession tardive de son père.

Voici au sujet de cette fin la suite de l'intéressant mémoire de Saint-Priest:

"La tête de Daher fut expédiée à Constantinople, où elle fut exposée à la porte du Sérail. Telle a été la fin de ce rebelle qui bravait à Acre depuis 60 ans la Sublime Porte. Il n'avait dans un âge avancé, rien perdu de son activité et de son courage. Presque toujours à cheval, il éprouva à la guerre des succès divers sans avoir jamais succombé. Il savait attirer dans sa ville les commerçants et les navigateurs. Le Grand Seigneur a retiré des sommes considérables des dépouilles du Cheikh Daher. Des négociants français et des religieux de Terre-Sainte avaient entre leurs mains quelques dépôts dont se fit l'extradition fidele au commissaire de la Porte en présence du Consul de France à Chypre et de M. de Balleroy, commandant une frégate du Roi".

Volney, qui avait vu de prés l'œuvre de Zaher, s'est demandé comment "avec de si grandes qualités, Zaher n'a pas pu étendre ou affermir sa puissance"? Et ce voyageur perspicace indique trois causes de cet échec: le manque d'ordre intérieur; la corruption de ses enfants dégénérés; et l'avarice de son chancelier Ibrahim Sabbagh.

Quoi qu'il en soit des causes de la chute de Zaher, nous devons constater que son œuvre sombra avec lui, sans laisser de traces durables.

Dans un discours politique, Lamartine a cru pouvoir expliquer un pareil événement:

"En Orient, comme il n'y a (à cette époque) ni instructions, ni mœurs politiques, mais seulement un maître et des esclaves, un grand homme n'est qu'une grande individualité, un phénomène, un météores qui brille un moment dans la nuit, qui fait de grandes choses, mais qui n'élève nullement le niveau de son peuple jusqu'à lui, qui ne fonde rien, ni dynastie solide, ni instruction, ni législation et dont on pourrait dire qu'en mourant il replie pour ainsi dire tout son génie après lui; comme il replie sa tente, laissant la place aussi vide, aussi nue, aussi ravage qu'avant lui".

Qu'il nous soit permis de constater à notre tour que cette explication ne s'appliquait nullement au Liban où l'œuvre d'un Fakhreddine, des Maan et des Chéhab a survécu aux hommes. Cette différence ne découle-t-elle pas de ce simple fait, relevé également par le même auteur, quand il écrit: "Si dans telle ou telle contrée de l'Orient il y a un homme, au Liban il y a un peuple".

IV

L'histoire de la dernière périodes de 15 ans du gouvernement de l'Emir Youssof correspond à celle de la première moitié du gouvernement d'Ahmed Djazzar, le pacha d'Acre. Le voisinage incommode de ce sinistre personnage, voisinage qui va durer une trentaine d'années, fera de cette époque du régime chéhabite l'un des plus tragiquement mouvementée.

En effet, la politique de Djazzar ne visait qu'à abaisser les Chéhab et à "ruiner la Montagne du Liban". C'était, il est vrai, la politique traditionnelle de la Porte laquelle, ne parvenant pas à administrer directement le Liban, s'efforçait à ne pas le laisser vivre en paix. Mais, avec Djazzar, elle sera appliquée d'une façon acharnée sans scrupules et sans trêve.

Durant trente ans, le Liban des émirs défendra son existence et ses privilèges souvent avec succès et parfois avec des revers. Il sortira victorieux de ces épreuves, faisant mieux ressortir encore sa vitalité et sa force de résistance. Mais les Libanais ne garderont pas moins de Djazzar un affreux souvenir.

Et d'abord, qui était Djazzar?

Sur ses origines "on croit, selon Poujade, qu'il est né en Illyrie et qu'il était le fils d'un prêtre grec".

"Bosniaque d'origine, il serait né en 1735. Sa langue maternelle était l'esclavon qu'il aimera parler jusqu'à la fin de sa vie. Apres des débuts laborieux à Istanbul, il était venu offrir ses services a Ali bey d'Egypte. Il remplit auprès de lui un métier qui lui assurera le surnom historique de Djazzar, boucher. Il acceptait de débarrasser le régent mamelouk des ennemis qui le gênaient. Un jour pourtant, le Bosniaque éprouve un remords, une hésitation, les seuls peut-être qu'il ait sentis au cours de sa carrière mouvementée: il refusa d'assassiner un de ses amis. Redoutant la vengeance de son maître, il s'exila, pérégrina à travers l'Empire ottoman, sans trouver un emploi à son ambition, à son énergie exubérante. Il se décida à revoir momentanément l'Egypte, s'y glissa sous un déguisement arménien pour recueillir les trésors qu'il y avait abandonnés. D'Egypte, il passa a Deir-el-Qamar ou l'émir Youssof lui réserva un accueil empressé; ensuite au service du pacha de Damas".

Nous avons vu plus haut comment Youssof, après avoir toléré en 1772 Djazzar à Beyrouth, réussit à le déloger avec l'aide de Zaher et de l'escadre russe.

"Chassé de Beyrouth, le ''Boucher'' passa alors au service de Zaher. Mais, trompant Zaher à son tour, Djazzar lui enleva un convoi de munitions et alla se refugier à Damas. Cette déloyauté lui ouvrit la porte des faveurs ottomanes. Sa récompense fut le pachalik de Saida. Il l'obtint du capitan pacha qu'il avait accompagné au siège d'Acre. Cette nomination le rendait suzerain, surveillant officiel de la Montagne. On jugera de l'inquiétude de l'émir Youssof.

Nommé à Saida, Djazzar jugea plus avantageux pour lui de transporter à Acre le centre de son autorité. Les travaux de Zaher avaient ressuscité la cité, et ceux de Djazzar en firent l'une des premières et des plus fortes de la côte. Pour en restaurer les fortifications, les habitants des villages voisins se virent contraints d'y venir travailler en corvée trois jours par semaine.

"Il se créa une marine de guerre avec les bois fournis par la forêt des pins (de Beyrouth). Elle se composait d'une frégate, de deux galiotes plus un chebek qu'il enleva aux Maltais. Pour son armée, il enrôla parmi ses compatriotes 900 cavaliers Bosniaques et Albanais, ainsi qu'un millier de barbaresques à pied".

Si Djazzar s'est ainsi crée une puissance, s'il s'est fait lui-même, on peut lui appliquer le mot spirituel qui nous revient à ce propos: "L'on est heureux de savoir qu'il s'est fait lui-même; cela décharge le Créateur d'une terrible responsabilité…"

Cet homme que son surnom de "Boucher" définit suffisamment, a terrorisé ses administrés durant trente ans sans aucune réaction de leur part. Le Liban seul essayait de lui résister.

Ses cruautés et sa cupidité effrénée n'avaient d'égal que son esprit de trahison. Elles s'étendaient à tous ses administrés pour se retourner contre ses propres serviteurs fidèles. Nous essayons d'en donner une idée par quelques récits choisis au hasard de la lecture.

A Beyrouth qu'il occupa, "il incendia les demeures des Chéhab et des chrétiens, ravagea leurs domaines et transforma les églises en écuries" (Monnayer). Un jour "il expulsa des villes maritimes les chrétiens que ses exactions avaient a moitié ruinées" (Lammens).

Aux Métoualis qui dépendaient de son administration il réservait une haine spéciale avec l'idée de les exterminer. "Ainsi en 1781, à la suite d'une répression sanglante au Djebel-Amel, il enleva les femmes qu'il vendit à l'encan au prix d'un tiers de piastre par tête" (Monnayer). "Il les ruina entièrement", nous dit Henri Guys.

Avec le pachalik d'Acre, il s'était vu octroyer par la Porte à quatre reprises le gouvernement de Damas. Là, l'histoire de l'exécution des détenus de la citadelle nous fait frémir d'horreur. Ayant un jour décidé de se débarrasser des 160 prisonniers, Djazzar choisit pour eux comme mode d'exécution la strangulation et recruta pour cette macabre besogne un jeune chrétien de Bab-Touma, lequel, forcé de continuer sa tâche, finit par devenir fou.

"De son temps, remarque un voyageur, sur dix hommes à Acre, il y en avait au moins un qui avait un œil crevé, le nez ou les oreilles coupés".

C'est lui qui a enlevé et dispersé la précieuse collection de manuscrits du couvent Saint-Sauveur.

En outre, il n'épargna par ses hommes fidèles. Aucun de ceux qui l'ont servi ou qui ont vécu dans son entourage n'échappât à ses cruautés.

"Ainsi, sa fureur se déchargea sur le fils d'Ibrahim Sabbag lequel avait accepté auprès de lui la fonction occupée naguère par son père auprès de Zaher. Vint ensuite le tour des Sakrouj, des Abou Qalouche, des Youssef Maroun, lesquels à tour de rôle, avaient recueilli la succession des Sabbag, sans se laisser effrayer par leur fin tragique. Non content de les dépouiller, il les mutila atrocement. Plus prudent Elias Eddé réussit à gagner la Montagne; Joseph Cardahi se sauva en Europe".

Djazzar n'épargnait pas d'autre part les étrangers et se plaisait à mettre des entraves à leur commerce. En 1787, étant gouverneur de Damas, il avait refusé d'y laisser entrer les deux consuls que la Russie et l'Autriche venaient de nommer, en invoquant comme prétexte à son refus le fait que "Damas se trouvait être la porte de la Mecque" (Monnayer).

Djazzar, que Volney qualifie de "loup", avait concentré en ses mains le commerce et l'on ne pouvait acheter ou vendre que par son entremise… Quant à ses dépenses, continue-t-il, elles sont surtout pour ses bains et pour ses femmes blanches, au nombre de dix-huit…

Pour avoir concentré entre ses mains le commerce du blé et du coton, il entra en démêlés avec l'agent français d'Acre:

"Le consul donna ordre à tous les sujets français de quitter le territoire du pacha. A Stamboul, l'ambassade royale arracha des ordres imposant le retour des Français. Djazzar refusa d'y obtempérer et exigea le changement des consuls. En cet incident, il obtint encore gain de cause…".

Quant au gouvernement central à Istanbul, lorsqu'il lui arrivait de s'émouvoir aux nouvelles de ces atrocités, ou bien il était impuissant à intervenir ou il s'en rendait complice en les approuvant. En 1794, il crut pouvoir envoyer contre ce vassal, pour le tenir en respect, un certain Ismail pacha. Djazzar le fit mourir par le poison à Damas et obtint du Mufti l'attestation qu'il était décédé de mort naturelle (Monnayer).

C'est pourquoi la Porte finit par adopter vis-à-vis de lui une politique de ménagement.

"Ne représentait-il pas le fonctionnaire selon le cœur de la Porte?".
"Il soudoie les espions dans le palais du sultan et y répand un argent qui lui assure des protecteurs. La Porte le ménageait aussi, à raison, dit-elle, de ses services: il a contribué à ruiner la famille de Zaher; il avait châtié l'insolence des Bédouins palestiniens, abaissé les Libanais et presque anéanti les Metoualis".

En un mot, cet homme "exalté par le succès, par son impunité, atteint par la manie de la persécution, foula aux pieds toutes les lois". Il détestait à l'extrême le genre humain.

Une lithographie de l'époque avec une légende en anglais représenté Djazzar ordonnant l'exécution d'un malheureux. Djazzar caresse sa barbe avec un air satisfait dénotant un plaisir cynique. Le condamné est prostré à ses pieds, la figure désolée sur le sol, implorant en vain sa grâce. Autour de lui quelques scribes et serviteurs cachent leur terreur par un sourire de courtisanerie indigne…

V

Djazzar sera pendant 15 ans l'ennemi implacable et irréconciliable de l'Emir Youssof. Il n'oubliera ni ne pardonnera son échec à Beyrouth en 1774, ni l'attentat de la forêt des pins que sa blessure au cou lui rappelait toujours.

A peine installé à Saida, son premier acte fut de s'emparer de nouveau de Beyrouth. Youssof fit intervenir alors Hassan pacha, le capodan de la flotte qui se trouvait encore à Chypre, et le capodan revint "faire des remontrances à Djazzar et lui intimer l'ordre de se retirer a Saida".

Djazzar dut obéir, mais, en rejoignant Saida, ses troupes furent malencontreusement attaquées par les Libanais sous la conduite des cheikhs Nakad, au passage de Saadiate prés de Damour. Or, non seulement cette attaque fut malhabile, inutile et vouée à un échecs sanglant, mais Djazzar en prit prétexte pour revenir occuper Beyrouth après avoir dévasté la riche plaine d'Antelias. Beyrouth fut définitivement perdue pour Youssof en 1777. - "Djazzar, relève Volney, y mit une garnison turque, mais elle n'en continue pas moins d'être l'entrepôt des Maronites et des Druzes".

C'est surtout sur le plan de la politique intérieure que les intrigues du perfide Bosniaque devaient créer à Youssof les pires difficultés. Youssof vit ses deux frères Fandi et Cid-Ahmed lui disputer le pouvoir les armes à la main.

Comme toujours, le défaut d'un statut successoral servit de prétexte aux agissements des deux prétendants qui réussirent à gagner à leur cause le puissant parti djomblati. Youssof, fuyant le grondement hostile du Chouf, se retira à Ghazir.

Peu de temps après, appelé à assister à Moukhtara aux funérailles de Ali Djomblat, décédé en 1778 a l'age de 80 ans, Youssof, sentant davantage le défaveur inexpliquée de la population, offrit lui-même devant une assemble tenue à Barouk son abdication en faveur de ses deux frères qui furent proclames corégents.

Mais cette abdication consentie par Youssof à contrecœur ne résolut aucun problème. Car, "nonobstant les difficultés que lui suscitait Djazzar, il était le seul émir a pouvoir gouverner le Liban".

C'est ainsi que les troubles éclatèrent peu après contre les corégents qui se virent naturellement obligés de faire appel au seigneur d'Acre. Celui-ci s'y prêta avec un plaisir cynique et vint lui-même par mer assister à la lutte fratricide qu'il désirait au Liban.

Youssof, fort de son côté des renforts reçus de ses allies les Raad de Dennié et les beys d'Akkar, résistait avec succès dans sa forteresse de Djebeil, quand se produisit un événement aussi imprévu qu'étrange: Djazzar, se rendant compte de la puissance de Youssof, entra en pourparlers avec lui par l'entremise du notable palestinien Assad Toukane, et la réconciliation entre les deux hommes s'opéra a l'insu des corégents Fandi et Cid-Ahmed.

Ces derniers, tout affairés au siège de Djebeil, furent atterrés par la nouvelle de l'entrée solennelle de leur frère à Deir. Ils n'eurent alors d'autre parti à prendre qu'à lever le siège et a se retirer dans la Montagne. Saad el-Khoury, toujours influent auprès de Youssof, lequel était "attentif à ses conseils et ne lui désobéissait jamais", intervint pour réconcilier les trois frères, et les ex-corégents revinrent résider à Deir, jurant fidélité et dévouement à leur frère vainqueur.

Mais cette réconciliation ne fut pas de longue durée. En 1779-80, Youssof ayant crée un nouvel impôt sur les graines de vers à soie, à raison de 5 piastres par once, le pays le refusa. Et à la suite d'une assemblée populaire tenue à Somqanieh, près de Moukhtara, les mecontents marchèrent sur Deir, en "tirant des coups de feu et en réclamant le départ de Youssof et l'exécution de Saad". Youssof, usant de diplomatie et de souplesse, renonça à l'impôt pour calmer les esprits.

Le feu couvait sous la cendre, et si le prétexte de l'impôt crée avait disparu, l'opposition ne désarmait pas exigeant le départ de l'Emir et de son chancelier Saad.

A cet effet, un complot fut organisé à Deir, dans lequel avaient trempé les deux prétendants Fandi et Cid-Ahmed eux-mêmes, nonobstant leur serment de fidélité à leur frère. Les conjurés druzes et chrétiens devaient au préalable se rendre la nuit au sanctuaire maronite de Notre-Dame de la Colline (Talle) pour prêter serment de solidarité. Or, les cheikhs Nakad, qui figuraient parmi les chefs des conjurés, les dénoncèrent à temps à Youssof. Celui-ci posta ses hommes, la plupart des barbaresques, sur le parcours que devaient suivre les conjurés, et ceux-ci furent cueillis par la troupe, Fandi en tête.

Fandi comparut à l'instant même devant Youssof dont on doit supposer la fureur et fut exécuté, séance tenante, de la main même de l'Emir.

Quant à Cid-Ahmed qui avait réussi a s'échapper, il s'exila en Syrie avec les chefs djomblatis compromis. Là, ne désarmant toujours pas, il se fit octroyer par Mohamed Azm, le pacha de Damas hostile à Youssof, le gouvernement de Wadi-Taym et de la Bekaa, et revint s'établir dans le fortin de Qab-Elias. Voisinage inquiétant pour Youssof.

Celui-ci commença par proposer à son frère récalcitrant la réconciliation pour éviter la reprise d'une lutte fratricide. Mais Cid-Ahmed était sous la coupe de Qassim Djomblat; il était d'autre part d'un caractère trop faible et irrésolu pour prendre ou tenir un engagement.

La parole restait donc aux armes. Ecrasé dans la fameuse et mémorable bataille de Qab-Elias, Cid-Ahmed obtint néanmoins pour la seconde fois le pardon de son frère sur l'intervention de leur oncle Ali, et se vit assigner une résidence forcée à Choueifat. De son côté, le parti djomblati, s'apercevant qu'il manquait désormais un emir chéhabite à la tête de la dissidence, offrit sa soumission à Youssof; l'intermédiaire fut l'Emir Ismail Chéhab de la branche de Hasbaya (qui va jouer d'ailleurs un certain rôle actif dans l'histoire de cette période).

Il est certain que Djazzar était présent à tous ces événements. Ses intrigues trouvaient une belle audience auprès des chefs libanais possédés souvent par un amour insensé du pouvoir, par l'ambition et par cet esprit de particularisme qui a toujours porté préjudice aux intérêts du pays. Djazzar parvenait ainsi aisément à créer les dissensions intérieures pour intervenir et monnayer son intervention. Il créait la désunion entre les chefs puisque, comme l'a constaté à cette époque Michel de Damas: "Quand les Libanais se trouvaient unis entre eux avec un seul et même élan, nul ne pouvait en avoir raison."

Youssof, qui sortait victorieux de ses démêlés avec ses frères, croyait pouvoir désormais gouverner paisiblement le Liban puisqu'il s'était montré seul capable de le faire. Il pouvait donc établir sans opposition sérieuse les nouveaux impôts tels que l'impôt sur les graines de vers à soie ou celui de capitation ou "chachieh".

Mais ce nouveau prestige était justement de nature à augmenter à son encontre la haine et la jalousie de Djazzar et à exciter sa féroce cupidité. Ne trouvant alors parmi les émirs chéhabites du Liban aucun homme capable de disputer sérieusement le pouvoir à Youssof, Djazzar encouragea sournoisement la compétition de l'Emir Ismail Chéhab de Hasbaya.

Ismail était le cousin maternel de Youssof. Son père, Najm, avait gouverné la région de Hasbaya pendant les 60 premières années du XVIIIe siècle. Najm avait marié ses deux filles à ses arrières-cousins du Liban, l'une à Melhem et l'autre à Mansour. Ce dernier gardait à Ismail son beau-frère une grande amitié.

A la mort de Najm, ses trois fils entrèrent en conflit et l'un d'eux, Ismail, se vit en 1764 contraint de se refugier à Bchamoun auprès de l'Emir Qassim-Omar, père de Bachir le Grand.

Ismail, sur les conseils de son hôte, dit la chronique, supprima l'un de ses frères récalcitrants, Soleiman, et partagea avec son autre frère Bachir le gouvernement de Wadi-Taym.

Ismail avait tenté de relever les fortifications de Banias, l'une des places fortes de Fakhreddine, et avait fait appel à cet effet à l'Emir Mansour qui l'aida à s'y maintenir contre le pacha de Damas.

Or, en 1784-1785, quand l'intrigant Djazzar manoeuvra pour mettre aux prises Youssof et Ismail, celui-ci ne fut pas long a s'y prêter et à poser sa candidature au gouvernement de la Montagne, lui qui n'appartenait pas à la branche dite libanaise de la famille. Ce fait sans précédent demeurera unique dans l'histoire des Chéhab.

Mais il se rendait bien compte que sa candidature serait vouée à l'échec, étant donné sa qualité d'intrus, et, pour y remédier, il pensa s'adjoindre en corégent un émir descendant de Haidar. Il s'adressa à cet effet à Cid-Ahmed qui résidait à Choueifat et qui eut la faiblesse pour la troisième fois de trahir son frère Youssof. Ses précédents échecs auraient du le rendre plus sage et plus prudent.

Youssof, apprenant la nouvelle, prit l'initiative du combat et fit attaquer par son cousin Hassan, frère de Bachir, les Albanais de Djazzar, venus au secours d'Ismail dans la région de Djezzine. Les Albanais perdirent plus de 200 hommes. Youssof, en outre, s'était assuré l'aide des Métoualis du sud, fortement éprouvés par Djazzar; la lutte s'ouvrait ainsi sur un heureux augure, n'était la défaillance du parti djomblati. Cette défaillance, que Youssof redoutait déjà, le contraignit à se retirer à Baskinta, fief des Abillameh, fidèles à sa cause, pendant que les nouveaux corégents, Ismail et Cid-Ahmed, faisaient leur entrée triomphale à Deir.

Ce n'était d'ailleurs que pour un temps. En effet, Saad el-Khoury, l'actif chancelier de Youssof, comptait à Acre sur l'amitié de Michel Sakrouj, alors chancelier de Djazzar. Il entra en relations avec lui pour persuader son maître que Youssof était le seul émir à pouvoir gouverner la Montagne. Et c'est ainsi que Youssof vit arriver chez lui dans sa retraite Elias Eddé, venant d'Acre lui proposer une entrevue avec le pacha à Beyrouth. Youssof accepta.

Il laissa le gros de ses hommes à Hadeth près Beyrouth sous la conduite de Gandour, fils de Saad, et entra en ville avec une suite peu nombreuse. Djazzar lui fit une "réception cordiale" et lui demanda de l'accompagner à Acre. C'était pour mettre mieux aux enchères le gouvernement de la Montagne…

Youssof en demeura l'adjudicataire. Il laissa Saad comme otage à Acre et gagna à marche forcée Deir-el-Qamar ou il fit son entrée à l'aube. Il mit la main sur l'intrus Ismail et le jeta en prison, tandis que Cid-Ahmed parvenait encore à s'enfuir à Hasbaya. Youssof nomma Gandour, fils de Saad, chancelier en l'absence de son père; il sévit durement comme l'habitude contre ses adversaires, en "semant la terreur". Plusieurs chefs rebelles furent mutilés: yeux perforés, langue et mains coupées…

Ismail est mort en prison, probablement étranglé. Son frère Bachir, mandé par Youssof pour une prétendue réconciliation, fut tué sur-le- champ à Deir en présence de l'Emir.

VI

Sur la fin tragique de Cid-Ahmed, nous savons que cet émir, après s'être refugié à Hasbaya puis au Hauran, revint au Liban implorer encore une fois son pardon. Youssof feignit d'accepter son repentir et lui assigna Bhamdoun comme résidence. La précaution prise par Cid-Ahmed de s'entourer d'une garde n'a pas empêché Youssof de l'arrêter un jour. Il désirait prévenir tout nouveau complot qui placerait Cid-Ahmed à la tête d'une insurrection; à cet effet il lui fit perforer les yeux à Deir et l'obligea à habiter la localité d'Obey.

La pratique de la perforation des yeux "était un genre de supplice comme chez les empereurs de Byzance, encore en vigueur en Perse et jugé comme moins inhumain que la peine de mort".

"On sait combien à Byzance on avait de faible pour ce supplice affreux de la perte de la vue par perforation, brûlement ou arrachement. Il ne tuait pas, donc il ne mettait pas celui qui avait ordonné le crime en danger de perdre son âme, mais il arrivait à un but identique en paralysant du coup la victime qui devenait un corps sans âme et sans vie. Il n'y avait pas d'exemple dans la sanglante histoire de l'Empire d'Orient qu'un homme, même de premier ordre, diminué par un tel supplice, fut jamais parvenu à jouer de nouveau un rôle quelconque".

Cette pratique n'était pas inconnue chez les émirs chéhabites du Wadi-Taym. L'histoire nous rapporte que l'Emir Mohamad fit subir ce supplice à son neveu Assad en 1780. Mais, au Liban, c'est l'émir Youssof qui a introduit cette peine atroce en l'appliquant à son frère Cid-Ahmed. Vingt ans après, Bachir II fera subir aux trois fils de l'Emir Youssof cette même peine inaugurée par leur père. Nos actes nous suivent… Et si les parents mangent le verjus, les enfants grinceront des dents.

Saad el-Khoury restait à Acre, retenu par Djazzar comme otage pour s'assurer de la fidélité de Youssof. En 1785, Djazzar, appelé également au gouvernement de Damas, emmena avec lui le cheikh libanais. Monnayer, dans son manuscrit, nous dit comment le haut clergé maronite s'était empressé de vendre ses ornements pour contribuer à sa libération. De leur côté, les consuls de France à Saida et à Acre, dit-il, sont intervenus à cet effet en donnant leur garantie personnelle.

Mais l'implacable Djazzar ne le libera que quand l'état de santé du grand homme rendait sa détention inutile.

Saad est rentré au Liban, gravement atteint. Il est mort en cette année et fut enterré à Djebeil.

Nous parlerons plus loin des services que cet homme éminent a rendus à son pays et à sa nation. Monnayer nous a laissé de lui un éloge mérité:

"Saad n'a cherché par son action que le bien de son pays. Il était d'une intelligence rare et son administration était incomparable. Il était aimé, de caractère élevé, et d'idées larges. Youssof doit ses divers succès à la sagacité de son Chancelier."

Son fils Gandour lui succéda auprès de l'Emir.

C'est en 1788 qu'éclata "le grand conflit entre Youssof et Djazzar". Les causes, nous ne les connaissons pas trop: la vieille animosité entre les deux hommes; la cupidité inqualifiable du Bosniaque; son désir de ruiner la Montagne; l'individualisme des chefs libanais qui laissait libre cours aux intrigues de Djazzar, etc…

Celui-ci trouva au conflit une autre cause plus immédiate, s'il en fallait encore, dans l'accueil favorable qu'avait réservé Youssof aux mameluks révoltés du sérail d'Acre.

Cette révolte dans le sérail d'Acre, Haidar nous dit qu'elle eut pour cause "un scandale de mœurs entre les esclaves (mameluks) des deux sexes. Djazzar les ayant surpris en flagrant délit tira son épée et en fit un carnage".

Atteint par la "manie de la persécution", il décida la suppression de tous ses mameluks sans exceptions . Il en fit périr un grand nombre en les plongeant dans des chaudières d'eau bouillante. "Il se vengea sur ses femmes en les faisant toutes fustiger, ensuite jeter dans une grande fosse, puis recouvrir de chaux vive…".

Ces atrocités inouïes n'ont pas manqué de provoquer la révolte qui fut dirigée par les deux principaux chefs mameluks Soleiman et Salim.

Voici, en quels termes, Lammens nous conte cet épisode:

"Et un jour de cette année (1789), Djazzar se vit assiégé dans son sérail d'Acre par ses mameluks et ses soldats révoltés. L'artillerie de la forteresse est retournée contre sa demeure. Le pacha tient tête à l'émeute. Tout ce que les mutins peuvent obtenir c'est de quitter Acre. Ils reviennent en plus grand nombre conduits par Salim pacha, son esclave garde du corps, et par Soleiman pacha un de ses autres esclaves et son futur successeur à Acre. Les révoltés s'emparant de Saida, de Tyr, viennent mettre le siège devant Acre. Djazzar ne conserve autour de lui qu'une poignée de fidèles. A leur tête, il opère une sortie et surprend le camp des rebelles qui, comptant le tenir, avaient négligé de se garder".

Youssof avait commis la maladresse de se déclarer favorable aux mutins et de recevoir l'un de leurs chefs, Soleiman, venu se refugier auprès de lui à Deir.

Son nouveau chancelier, Gandour el-Saad, lui conseillait bien cette attitude. Le jeune Gandour, excédé par les exigences pécuniaires de Djazzar et fort de sa nomination récente au Consulat de France à Beyrouth, croyait qu'il serait désormais inutile de continuer à payer au cupide Djazzar les fortes redevances annuelles "avec lesquelles, répétait-il, il pouvait lui faire la guerre avantageusement".

Cette guerre contre Djazzar, Youssof et Gandour vont la faire à leur grand désavantage. Elle leur coûtera la vie.

Djazzar attaqua le Liban du côté de la Beqaa. Dans un premier engagement à Falouj, Youssof eut le dessus, mais ce succès fut suivi immédiatement par les revers de Djanine et de Qab-Elias à la suite desquels Youssof se retira inquiet à Deir.

Du côté du sud, Youssof avait confié la défense des frontières à son cousin Bachir (le futur Bachir II) ainsi qu'a Qassim Djomblat, choix malheureux s'il en fut puisque Djazzar, dont l'attention s'était portée sur le jeune et ambitieux Bachir, "avait noué avec lui et avec le parti djomblati des relations suspectes et ourdi des intrigues…".

Youssof eut vent de ces intrigues et jugea la situation bien compromise. Il convoqua de suite une assemblée des chefs du pays et leur dit sans ambages, connaissant leurs dispositions à son égard, qu'il lui était désormais impossible de garder le pouvoir et qu'il leur laissait la liberté de choisir son successeur parmi les émirs de la famille.

Le choix de l'Assemblée se porta naturellement à l'unanimité sur Bachir-Qassim, "jeune émir vaillant, intelligent et populaire", mais aussi ambitieux que cauteleux.

"-Va, mon enfant, lui aurait dit alors Youssof, va t'entendre avec Djazzar.
- Ne craignez-vous pas, avait répondu Bachir, que si je vais à Acre, comme étant votre enfant, je n'en retourne comme étant l'homme de Djazzar?".

En disant cela, Bachir semblait avoir préparé son plan. C'était au début de juillet 1789.

Djazzar accueillit avec empressement et honneurs le nouvel Emir et lui promit aide et assistance à condition de le débarrasser définitivement de Youssof. Celui-ci, notons-le tout de suite, n'avait renoncé au pouvoir qu'à contrecœur. S'étant retiré au Meten, puis au Kesrouan, ses partisans dans ces régions pouvaient toujours faire triompher sa cause par les armes. Mais Bachir avec les renforts d'Albanais prêtés par Djazzar se mit à ses trousses.

Youssof se retira de nouveau plus au nord où ses partisans de la région de Bécharré et les Hamadé se levèrent à son appel. Il put ainsi remporter sur Bachir l'éphémère victoire dite de Wadi-Mihane, restée sans lendemain. En effet, voyant Bachir recevoir de nouveaux renforts par mer, Youssof prit la résolution de s'exiler à Zabadani en Syrie.
Et Bachir restait maître du pays. Il avait 22 ans.

VII

Youssof, dans son exil, ne se tenait pas pour battu. Après une absence de huit mois, il réapparut à Djebeil où la population lui restait foncièrement dévouée. Mais pouvait-il s'y maintenir contre son entreprenant cousin? Le soleil levant a plus d'adorateurs que le soleil couchant.

De nouveau, Youssof se vit contraint de quitter Djebeil et le Liban pour tenter une ultime manœuvre directement auprès de Djazzar. Cette manœuvre aboutira à sa perte.

L'on se demande comment cet homme expérimenté et perspicace pouvait encore se fier à un ennemi personnel aussi féroce et implacable que Djazzar? Mais n'est-ce point l'amour insensé du pouvoir qui aveugle souvent les esprits les plus clairvoyants?

Djazzar, de son côté, devait provoquer et accueillir toujours favorablement tous faits et actes de nature à dresser les chefs libanais les uns contre les autres. C'était dans la ligne de sa politique libanaise.

Youssof parvint donc, nous ne savons trop comment, a être reçu par le pacha d'Acre "avec beaucoup d'égards et une large hospitalité durant cinq mois". Là il fut rejoint par son jeune chancelier, Gandour el-Saad, dont "Djazzar exigeait la présence puisqu'il lui gardait rancune, notamment à cause de sa nomination au poste consulaire de France à Beyrouth".

En effet, Gandour, sur la proposition et l'insistance de l'Emir Youssof, avait été nommé à ce poste par des lettres patentes de Louis XVI en date du 4 août 1787.

Voici à ce propos, en quels termes, l'on a résumé la politique "française" de Youssof:

"L'Emir Youssof dans ses luttes continuelles contre Daher, puis contre Djazzar, cherchait un appui pour sauvegarder l'autonomie libanaise. Daher avait fait alliance avec la Russie toujours prête à soutenir les ennemis des Turcs. Youssof songea de son côté à solliciter le concours du roi de France, le traditionnel protecteur du Liban. Un ancien capitaine de dragons devenu consul à Saida, M. de Taulès, se chargea de transmettre la lettre que l'Emir avait adressée à Turgot pour faire part de sa demande. Si les propositions de Youssof ne furent pas entièrement accueillies, du moins bénéficia-t-il de la bienveillance de Louis XVI.

"Ses relations avec le roi de France devinrent même particulièrement cordiales. L'Emir assurait celui-ci de son respect pour sa personne et de son dévouement pour les Français habitant la Montagne. Très touché de ces sentiments et de l'intérêt qu'il portait aux Maronites, Louis XVI, à son tour, ne cherchait qu'à lui témoigner sa sympathie.

Les propositions de Youssof finirent par être accueillies en ce qui concerne la nomination de Gandour. Cette nomination fut notifiée à l'Emir par une lettre du maréchal de Castries, ministre de la Marine, dont voici le texte conservé aux Archives de Bkerké:
"Selon les ordres de mon souverain, le roi de France, j'ai l'honneur de vous faire savoir que mon illustre Maître a accueilli avec satisfaction la lettre par laquelle vous lui témoignez de votre respect pour sa personne sacre et votre dévouement pour le bien de ses sujets qui habitent le pays que vous gouvernez. Vous avez aussi sollicité de Sa part le maintien de Sa protection en faveur des Maronites qui leur avait déjà été accordée de temps immorial par Ses prédécesseurs. Vous demandiez encore que le cheikh Gandour qui est un éminent notable de ce rite soit nommé Consul de France à Beyrouth."

"Notre glorieux souverain a été très touché des sentiments que vous lui exprimiez et de la bienveillance que vous ne cessez de témoigner aux Maronites qui restent fidèles à la foi de leurs ancêtres et aux traditions qui les lient à la France. Pour ces motifs, notre grand Roi m'a ordonné de vous informer que votre sollicitation a été agréée en faveur du Cheikh Gandour El-Khoury. Aussi, convaincu que ce cheikh se montrera digne de la bienveillance qui lui est ainsi témoignée, Sa Majesté m'a prescrit de rédiger le décret de cette nomination et de le recommander a votre haute équité…".

Or, cette nomination ne pouvait que provoquer la haine de Djazzar contre Gandour.

Dans ses tractations avec le Boucher d'Acre, Youssof eut la faiblesse impardonnable de laisser entre ses mains le jeune Gandour contre une reconnaissance aussi illusoire que mensongère de sa propre réintégration au pouvoir.

Et c'est ainsi à ce prix qu'aux premiers jours de 1790 Youssof pouvait rentrer solennellement dans son sérail de Deir.

"Son retour, dit Chidiaq, causa une véritable joie dans le pays! Bachir ne pouvait compter alors que sur la seule amitié de Qassim Djomblat".

Youssof prit comme chancelier Pharès Chidiaq, en l'absence de Gandour qui n'était détenu à Acre, croyait-il, que pour un court laps de temps.

Or Bachir II n'était pas l'homme à céder facilement Acculé par les événements il quitta Deir, il est vrai, mais pour passer à Niha d'abord auprès de son fidele allié Qassim Djomblat et regagner ensuite directement Acre. Là, par des tractations qui soulèvent le cœur, Bachir s'engagea à payer à Djazzar une contribution plus forte que celle proposée par Youssof.

Le cynique Djazzar se plaisait sans scrupules à ce jeu. Il prêta son aide à Bachir, notamment en attirant Youssof à Acre ou il le fit interner avec une suite d'une dizaine de chefs, parmi lesquels les cheikhs Dahdah et Bittar.

Bachir, de retour au Liban, devait tout d'abord s'assurer le plus d'argent possible pour satisfaire Djazzar. Les percepteurs se montrèrent féroces dans leurs exigences. De là date le dicton populaire que nous entendons encore répéter dans nos villages: "Dur comme un percepteur de l'Emir Béchir."

Les impôts excessifs perçus sans pitié causèrent le marasme et la détresse, et aussi le soulèvement de la population. L'insurrection éclata en mai 1790 à Hammana, dans la régions du Meten.
Bachir en accusa les partisans de Youssof et de Gandour "dans le but, selon lui, d'empêchera la rentrée des impôts".

Djazzar qui se trouvait à Damas, à la veille de diriger le Mahmel du pèlerinage, se hâta alors d'ordonner l'exécution de Youssof et de son chancelier. Gandour fut pendu d'abord après un supplice atroce. Il n'avait que 30 ans. Youssof fut également exécuté quelques jours après et son corps exposé sur la potence durant trois jours "contrairement aux usages". Djazzar s'est ainsi vengé de son vieil ennemi. On a dit qu'il aurait regretté par suite son acte hâtif, non certes par esprit d'humanité, mais parce qu'il aurait pu tenir Youssof en réserve pour d'autres machinations encore.

Quant aux autres détenus, ils furent libérés par la suite sur intervention du nouvel Emir.

C'est ainsi que se termina la carrière de l'Emir Youssof.

Un écrivain contemporain, Michel de Damas, sévère dans son jugement contre Gandour, rendait cependant hommage à Youssof, "prince juste et respecté sous lequel la population de la Montagne a connu la paix et l'ordre".

Youssof, qui gouverna de 1763 à 1790 dans les circonstances que nous savons, était en effet un émir éminent. Dans la première période de son règne, il sut manœuvrer admirablement entre les deux blocs en présence: celui de Zaher et de l'Egypte, et celui de Damas et de la Porte. "Le Liban, selon l'annotateur de la vie de Zaher, tenait la balance en ce temps entre les deux blocs".

Même contre Djazzar, il a réussi peut-on dire à défendre l'autonomie de son pays au prix de grands sacrifices. La partie était difficile contre cet ennemi qui "par une politique vraiment turque, nous dit Volney, feignait tour à tour la reconnaissance et le ressentiment, se brouillant, se réconciliant avec Youssof, en exigeant toujours de l'argent".

On a reproche à Youssof d'avoir été un justicier impitoyable. On lui a reproche ses excès de vengeance, notamment contre les membres de sa famille. Mais ces excès n'étaient-ils pas expliqués par les mœurs du temps, par les circonstances et les nécessités que l'on résume par le mot "raison d'Etat"?

A Youssof succéda Bachir II qui gouvernera le Liban pendant 50 ans, soit jusqu'en 1840, avec de courtes interruptions.
Sat Apr 26, 2014 7:22 am View user's profile Send private message Send e-mail Visit poster's website
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